Dans quelle mesure Don Quichotte pourrait-il devenir un modèle de leader éthique ? Si Cervantès nous présente un personnage souvent grotesque et accablé de malheurs, il nous montre aussi l’homme animé de courage, de loyauté et de justice : ces grandes valeurs sans lesquelles notre environnement professionnel deviendrait insupportable.
Quel héros peu digne d’admiration ! Don Quichotte de la Manche, El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha, est devenu l’archétype du preux chevalier poursuivant son idéal chevaleresque dans une société qui n’y croit plus.
Généreux et brave, il cherche à combattre les injustices et lutte contre des moulins à vent qu’il prend pour des géants. Absurde la geste de l’hidalgo idéaliste qui évolue dans une société bien plus réaliste… et plus cynique !
Cet archétype moulu de belles valeurs pourrait-il servir à se donner une ligne de conduite managériale ?
A priori, non, personne ne souhaite ressembler à un personnage si grotesque, car son créateur, Miguel de Cervantes, l’a voulu grotesque, et c’est ce que conteste Lydie Salvayre dans son livre Rêver debout, un éloge du héros malheureux qui refuse de s’accommoder des réalités présentes pour ne pas renoncer à ses valeurs chevaleresques de loyauté, de courage et de droiture.
Peut-on invoquer de telles valeurs pour la pratique du management ? À vrai dire, la construction d’un leadership, dont on parle tant dans la littérature managériale, peut-elle s’en passer ? L’enjeu consiste également dans l’estime de soi et le sens que l’on donne à ses actions quotidiennes, deux préoccupations essentielles du management.
Oublions donc un instant ces multiples scènes où Cervantes humilie à loisir son personnage, considérons les justes causes que certains prennent pour des moulins à vent.
Combien de fois ai-je croisé de ces managers qui donnaient de leur personne, qui surinvestissaient leur poste, au risque de leur santé mentale et physique, pour lutter contre les dysfonctionnements internes et permettre ainsi de préserver la qualité de vie au travail de leurs équipiers assaillis par un sentiment d’absurdité, tout en limitant les effets négatifs de ces dysfonctionnements sur les résultats. Le tout sans vraiment de reconnaissance hiérarchique. Pour la gloire, en quelque sorte. Ce faisant, ils ne servent pas leurs intérêts et peuvent même passer pour des gêneurs, quand leur perspicacité critique devient inopportune. C’est même avec un certain mépris, du moins avec une certaine incompréhension qu’ils peuvent être perçus par de plus habiles, qui ne s’embarrassent pas trop de valeurs pour mieux se préserver ou se faufiler dans les méandres du pouvoir.
Qu’importe ! grâce à ces quelques-uns, c’est l’intérêt collectif qui subsiste. Mais la médaille a son revers : l’épuisement et le découragement du héros.
Pire encore, plus ces Don Quichote ordinaires compensent par leur implication les dysfonctionnements durables, plus ils les renforcent, puisque l’on a ainsi l’illusion que tout fonctionne bien. Après tout, « Tant que ça marche… » pourquoi opérer des actions correctrices ?
Quelques décennies avant la publication du roman de Cervantes, Machiavel avait produit Le Prince, ce manuel à l’usage des dirigeants pour étayer leur pouvoir et gouverner la cité. Entre la moquerie corrosive de Cervantès et l’efficacité rusée de Machiavel (sans compter Shakespeare, leur contemporain), la chevalerie fut promptement enterrée.
Pouvons-nous nous passer de Don Quichotte ? Autrement dit, les entreprises comme les administrations publiques pourraient-elles fonctionner suffisamment bien sans ces personnes qui croient à ce qu’elles font et qui s’engagent bien au-delà de ce qu’exigerait la seule balance contribution — rémunération ? Rien n’est moins sûr. C’est la face positive de Don Quichotte qu’il nous faut voir. Si l’idéal doit rester ce qu’il est, un summum inatteignable, il nous donne aussi à voir, au-delà des tristes réalités, un horizon dans lequel nous pouvons puiser des forces, sans quoi la vie professionnelle serait irrespirable. Ainsi, des valeurs comme le courage d’oser dire le vrai, la bravoure qui consiste à produire le travail bien fait malgré les défauts de l’organisation, la justice qui est de reconnaître ceux qui s’engagent, sont les repères du leader éthique. Ajoutons encore la liberté de dépasser les réglementations qui enferment.
Ces leaders éthiques qui font la cohésion des équipes et contribuent à la motivation au travail. Il ne leur manque, parfois, que d’être un peu plus stratèges. Là est le défi : rester droit dans sa tête sans ignorer les stratégies de pouvoir.
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